Interview d’Éric Constantin, directeur de l’agence régionale Ile-de-France de la Fondation Abbé Pierre

Interview d’Éric Constantin, directeur de l’agence régionale Ile-de-France de la Fondation Abbé Pierre

1,3 million de Franciliens mal-logés, c’est le constat de la Fondation Abbé Pierre dans son rapport 2022 « L’état du mal-logement en France – éclairage régionale Ile-de-France ». L’AMIF a interrogé son directeur, Éric Constantin, pour mieux comprendre la crise du logement que nous traversons.

 
 

 

 

Comment la Fondation Abbé Pierre définit-elle le mal-logement ? Nous avons constaté 4,1 millions de personnes mal-logées au niveau national, dont 1,3 million en Ile-de-France. Nous comptabilisons plusieurs catégories de mal-logement.

  • Le « noyau dur » du mal-logement : les personnes sans domicile personnel qui sont près de 310 000 en Ile-de-France. Ces personnes sont soit sans-abris, soit leur résidence principale est un hôtel, soit elles vivent dans un habitat de fortune ou bien logent chez des tiers.
  • Les personnes vivant dans des conditions de logement très difficiles qui sont 462 000 personnes privées de confort (absence de chauffage, façade très dégradée, etc.) et 586 000 personnes qui vivent en logement suroccupé, c’est-à-dire où il manque au moins deux pièces pour que chaque personne ait son espace.
  • Les gens mal-logés comme les personnes vivant en foyer de travailleurs migrants (près de 20 000 personnes), et les gens du voyage sans place en aire d’accueil (environ 9 000 personnes).

La nouveauté dans cet éclairage régional est l’ajout de personnes dites fragilisées par rapport au logement, qui sont près de 2,9 millions en Ile-de-France : des propriétaires occupant un logement dans une copropriété en difficulté, des locataires en impayés de loyers ou de charges, des personnes modestes en situation de surpeuplement modéré (où il ne manque qu’une pièce), des personnes modestes ayant eu froid pour des raisons liées à la précarité énergétique ou encore des personnes en situation d’effort financier excessif.

En 2019, vous constatiez un paradoxe en Ile-de-France : bien qu’elle soit considérée comme l’une des régions les plus riches d’Europe, elle est aussi celle où s’expriment « avec une intensité maximale les phénomènes de mal-logement ». Trois ans plus tard, la situation a-t-elle évolué ?

Sur les trois dernières années, nous avons effectivement constaté des évolutions :

  • + 30 % de personnes hébergées dans des hôtels ;
  • + 80 % de personnes hébergées en structures d’urgence ;
  • + 4 % de demandeurs de logement chez un tiers ;
  • + 10 % de demandeurs se déclarent en situation précaire (à la rue, ou en squat/bidonville) ;
  • + 12 % de recours DALO (droit au logement opposable) déposés : en 2021, 60 000 personnes avaient déposé un recours.

Par ailleurs, il y a eu des rendez-vous manqués en trois ans : cela fait longtemps qu’il y a la volonté de vider les bidonvilles, mais aucune solution n’est proposée. Au rythme actuel, les objectifs d’accueil des gens du voyage ne seront pas atteints en 2026 mais en 2060.

Nous avons également constaté l’apparition de nouvelles vulnérabilités : certaines personnes expulsées de leur logement pendant la crise sanitaire ont en plus perdu leur emploi ; l’accélération de la dématérialisation des services publics a des effets délétères pour les personnes qui n’ont pas accès à Internet et qui ne peuvent donc pas faire une demande ou contester une décision. Plus récemment, avec l’augmentation des prix de l’énergie, de nouvelles personnes vont certainement basculer dans la vulnérabilité. Et à cela s’ajoute un nombre important de postes vacants dans le domaine du travail social. Nous vivons donc une crise du logement. 

Comment expliquez-vous qu’1,3 million de personnes soient mal logées en Ile-de-France ? 

La crise sanitaire nous a appris que « quand on veut, on peut »: les trêves hivernales ont été prolongées, et beaucoup de choses ont été mises en œuvre pour pouvoir héberger les personnes en ayant besoin. Aujourd’hui, il y a la volonté de pérenniser ces places ouvertes. Mais ce n’est pas facile : le nombre de places a été augmenté, mais ce n’est pas pour autant que le nombre de personnes ayant besoin d’un hébergement a diminué. Il ne faut pas oublier les personnes hébergées chez des tiers qui peuvent se retrouver à la rue à tout moment et qui vont solliciter les services de l’État. Il faudrait plus que doubler les places d’hébergement pour répondre à la demande que l’on connaît.

Quelles mesures peuvent mettre en place les collectivités pour venir en aide à leurs habitants mal-logés et sans-abris ?

Il faut faire feu de tout bois : chercher des places dans le cercle privé, encadrer les loyers, encadrer la location saisonnière qui sort des logements du parc locatif, mais aussi favoriser et accélérer la production de logements sociaux, et notamment les logements de type PLAI (Prêt Locatif Aidé d’Intégration), attribués aux locataires en situation de grande précarité. Dans le rapport, nous constatons que l’Ile-de-France a perdu beaucoup de ces logements PLAI, du fait de démolitions de logements sociaux et très sociaux, mais qui ne sont pas reconstruits. Entre 2012 et 2020, nous évaluons la perte à 14 000 logements très sociaux. Or, on sait que la production et l’attribution de logements sociaux durent quelques années. Nous allons avoir encore 4-5 ans assez compliqués qui risquent d’aggraver le mal-logement.

L’article 55 de la loi Solidarité et renouvellement urbain (SRU) impose aux communes urbaines de compter 20 à 25% de logements sociaux en 2025. Est- ce une solution efficace dans la lutte contre le mal-logement et le sans-abrisme ?

2025, c’est demain. Nous constatons encore des communes réfractaires, qui ne produisent pas de logements sociaux ou alors qui privilégient soit la construction de structures collectives (résidences étudiantes, EHPAD) à la production de logement social classique pour les personnes, soit la production de logements sociaux type PLS, c’est- à-dire les logements sociaux les plus chers, et qui ne produisent pas de logements sociaux très sociaux. Dans le cadre du comité régional de l’habitat et de l’hébergement (CRHH), nous regardons de près les propositions de carence et nous faisons en sorte que la loi SRU s’applique et que les manquements soient sanctionnés.

De même, nous surveillons les communes qui ont dépassé les 25 % de logements sociaux, qui ne doivent pas pour autant diminuer ou arrêter la production de logements sociaux. 80 % des attributions de logements sociaux se font pour des personnes qui résident dans le département, je pense notamment à la Seine- Saint-Denis (93) où il y a déjà beaucoup de logements sociaux : il faut réfléchir à une meilleure répartition, mais en attendant, il faut proposer des logements là où les gens en ont besoin. Avant de détruire, il faut s’assurer que l’on va reconstruire du logement en adéquation avec les besoins du territoire.

Comment développer une offre de logements sociaux en adéquation avec les besoins de son territoire ?

La Direction régionale et interdépartementale de l’Hébergement et du Logement (DRIHL) recense au niveau régional les chiffres et le profil des demandeurs de logement. On sait que le logement PLAI est le plus attendu avec plus de 70 % de ménages sous plafond PLAI, et pourtant ce n’est pas le logement social le plus produit. Les communes savent quel est le profil des demandeurs sur leur territoire, mais le discours sera pour certaines de privilégier le logement intermédiaire pour les classes moyennes, sans préciser de quelle classe moyenne on parle. Nous entendons aussi des remontées sur la solution du bail réel solidaire (BRS), un nouveau dispositif qui permet de dissocier le foncier du bâti pour faire baisser le prix des logements. Mais cela reste encore une fois accessible à une minorité de population, et la majorité demeure en attente d’un logement soit privé et encadré, soit d’un logement social.

Il y a plusieurs sujets : on est sur du « loger plus », mais un maire va aussi devoir répondre à la problématique du « loger mieux » avec notamment la rénovation énergétique. Il y a des possibilités d’agir pour un maire, et nous nous tenons à leur disposition pour les accompagner. 

Enfin, proposez-vous des solutions sur le long terme pour accompagner les communes dans la lutte contre le mal-logement et le sans-abrisme ?

Sauf un départ massif de Franciliens vers d’autres régions, et pour l’instant, on est toujours en phase croissante avec chaque année entre 40 et 60 000 habitants supplémentaires, il faut construire des logements. Sur le long terme il faut transformer les logements vacants, ou encore agir sur la location saisonnière puisqu’aujourd’hui, les touristes vont dans des logements privés et les personnes sans domicile vont dans des hôtels. On marche sur la tête. Nous sommes parfois catastrophés quand nous voyons des décisions politiques qui vont à l’encontre de ce qu’il faudrait faire. Je pense à la proposition de loi Kasbarian-Bergé dite « anti– squat » qui est dramatique puisqu’elle revient sur des dé- lais permettant aux personnes mal-logées de payer leur loyer Nous restons vigilants quant aux suites de cette proposition de loi.