Interview de Philippe Bas, Sénateur de la Manche (50) –  » Les maires sont le premier maillon de la chaîne de l’autorité républicaine : quand ce maillon est affaibli, c’est toute l’organisation sociale qui est affectée « 

Interview de Philippe Bas, Sénateur de la Manche (50) –  » Les maires sont le premier maillon de la chaîne de l’autorité républicaine : quand ce maillon est affaibli, c’est toute l’organisation sociale qui est affectée « 

Après la mort du maire de Signes, vous avez initié une enquête auprès des maires de France, qu’est-il advenu des enseignements de cette enquête un an après ?

La mort violente d’un maire dans l’exercice de sa fonction est un événement d’une gravité exceptionnelle. Le Sénat n’a pas voulu en rester là. Il a voulu prendre la mesure de ce phénomène d’insécurité des maires, dont les sénateurs étaient déjà très conscients. Avec l’aide de l’AMF, nous avons donc lancé une enquête « grandeur nature » pour objectiver la situation et établir nos recommandations sur des bases solides. Nous avons recueilli les témoignages détaillés de près de 4 000 maires et adjoints et dressé un tableau précis de la situation. 92 % des réponses ont fait état d’incivilités, d’injures, de menaces ou même, pour 14 % d’entre eux, d’agressions physiques. Dans plus de 16% des cas, la famille ou les proches avaient également eu à subir des comportements malveillants. Une nette majorité constatait une dégradation de la situation par rapport au début de leur mandat. Beaucoup (63 %) n’ont pas saisi la justice à la suite d’une agression, parce que les sanctions sont rares : seules 21 % des plaintes déposées par les élus ayant répondu à l’enquête avaient donné lieu à une condamnation.

C’est dire l’ampleur d’un phénomène dont la gravité est d’autant plus grande que les maires sont le premier maillon de la chaîne de l’autorité républicaine : quand ce maillon est affaibli, c’est toute l’organisation sociale qui est affectée, et c’est la tranquillité publique qui est fragilisée. C’est pourquoi il était essentiel de réagir avec beaucoup de vigueur. Cela n’a que partiellement été le cas. Devant le renouvellement régulier des mises en cause et des agressions d’élus locaux depuis notre enquête, j’ai de nouveau saisi le Premier ministre en août dernier puis début janvier, j’ai demandé au gouvernement (…) qu’un nouvel état des lieux nous soit communiqué pour pouvoir apprécier l’efficacité des mesures prises depuis un an à la suite de notre rapport, mesures que nous estimons devoir être complétées.

Toutes les préconisations des sénateurs ont-elles été entendues ?

Une partie d’entre elles oui, mais seulement la moitié et nous insistons pour qu’au-delà des premières actions, un véritable plan gouvernemental pour la sécurité des maires soit défini et mis en oeuvre.
Il y a eu d’abord des instructions aux préfets et aux procureurs pour que les maires agressés ou menacés soient mieux soutenus par l’État dans leurs démarches et que des poursuites soient systématiquement engagées devant les tribunaux. Dans notre enquête, 85 % des élus avaient répondu n’avoir reçu aucune aide des services de l’État ! Il faut maintenant vérifier que ces instructions sont bien appliquées.

Même si cela n’est pas suffisant, il y a eu aussi plusieurs dispositions législatives reprenant les recommandations du Sénat : meilleure couverture des frais d’avocat, extension des amendes administratives pour violation des arrêtés des maires (en matière de décharges sauvages ou d’occupations illicites de terrains, par exemple), obligation faite au procureur d’informer les maires des résultats des poursuites engagées pour violation d’un arrêté municipal… mais il reste beaucoup à faire !

Parmi les 12 propositions de la commission des lois, quelles sont celles qui restent à mettre en oeuvre ?

Il faut, d’une part, mieux protéger les maires et, d’autre part, renforcer leur autorité et donc leurs moyens d’action pour qu’ils puissent assurer la tranquillité publique. Nous attendons encore des mesures d’organisation et des mesures législatives.
Au chapitre de l’organisation, je regrette qu’aucune plateforme départementale d’accompagnement et de conseil aux maires menacés et agressés n’ait été mise en place dans les préfectures. Or, les maires le disent bien dans notre enquête, ils se sentent trop isolés face aux incivilités et à l’insécurité.
Le maire d’une commune de moins de 1 000 habitants écrit ainsi : « un gendarme m’a dit : quand on devient maire, il faut s’attendre à se faire insulter et en prendre son parti, ce sont les risques du métier » !

Sur le plan législatif, nous voulons faire davantage respecter l’autorité du maire en prévoyant qu’il puisse prononcer des amendes pénales forfaitaires et pas simplement des amendes administratives. La distinction est de taille : il s’agit, un peu comme pour les infractions routières, quand l’infraction peut être établie sans enquête, de la constater et d’adresser au contrevenant l’amende. C’est seulement si celui-ci la conteste que l’on va devant le tribunal. Or, les amendes pénales sont plus lourdes et donc plus dissuasives que les amendes administratives.
Il faudrait aussi assurer aux maires une formation plus efficace pour l’exercice de leurs pouvoirs de police, en ne se contentant pas d’une réunion tous les six ans autour du préfet et du procureur, comme on l’a fait pour les nouveaux maires – heureusement d’ailleurs – après les élections municipales de 2020. Enfin, il y a encore à faire pour simplifier le déclenchement de la protection fonctionnelle : nous voulons qu’elle le soit sans avoir à demander un vote du conseil municipal qui oblige à rendre les choses publiques, afin que le maire agressé soit plus à l’aise. Le Sénat a voté ces dispositions mais l’Assemblée nationale et le Gouvernement les ont écartées.

Il y a une grande méconnaissance des élus sur les démarches juridiques à suivre (dépôt de plaintes ou non, dans quelles conditions) en cas d’agressions. Si l’agression est verbale, selon qu’elle soit publique ou non, les procédures peuvent être différentes (dans le cas des délits de presse par exemple – voir la note juridique détaillée pages 32/33). Comment faire pour aider les élus à avoir la bonne réaction ?

Nous avons conscience de ces problèmes et nous avons demandé l’accès à une formation sur les pouvoirs de police et les relations avec la justice pour tous les maires et les adjoints qui le souhaitent, dans le cadre du CNFPT, qui le fait déjà pour les cadres municipaux. Nous voulons aussi que soit mise en place une plateforme départementale d’appel dans les préfectures pour que le maire soit aidé dans ses démarches. Cet été, le ministre de l’Intérieur a donné la consigne aux préfets et sous-préfets de communiquer leur numéro de portable aux maires. C’est bien, et c’est même normal, mais il faut aussi organiser un service permanent pour les maires et c’est à l’État de le faire pour s’assurer du plein concours des forces de l›ordre et des procureurs.
Les sénateurs peuvent aussi aider les maires dans leurs démarches car ils sont proches et faciles d’accès. Il ne faut plus que l’on ait du côté de l’État et de la Justice des réactions d’indifférence comme celles que notre enquête avait mises à jour.

Les élus affirment souvent que la seule raison de l’agression est un non-respect de l’autorité et de l’élu qui l’incarne. Comment revaloriser le statut de l’élu, revaloriser l’autorité qu’il représente ?

Notre enquête a révélé que 86 % des maires estimaient ne pas avoir assez de moyens de contrainte pour faire respecter leurs arrêtés municipaux.
C’est pourquoi nous avons proposé les dispositions que j’ai rappelées à l’instant, afin que les maires aient de nouveaux moyens de sanctionner les infractions aux arrêtés de police municipale qu’ils sont amenés à prendre.
Nous voulons aussi que des polices municipales intercommunales puissent se mettre en place plus facilement dans les communes rurales pour pouvoir faire respecter les réglementations et sanctionner leur violation. Les maires sont à juste titre attachés à leur mission de médiation pour apaiser les conflits.
Ils ne souhaitent recourir à la contrainte et à la sanction qu’en dernier recours.
Mais disposer d’instruments d’action plus musclés permet justement de ne pas avoir s’en servir et de faire entendre raison aux récalcitrants !

Pensez-vous que le sentiment d’insécurité peut expliquer le manque de vocation pour s’engager localement dont on parlait avant les dernières élections municipales ?

Les maires prennent de plein fouet la dégradation de la situation en matière d’incivilités et d’insécurité que beaucoup de Français subissent eux-aussi.
Ils ne portent pas l’uniforme mais ils sont sur la ligne de front pour combattre l’insécurité : la sécurité des maires est donc une condition de la sécurité générale. Mais, en plus de l’insécurité, beaucoup de maires disent que les conditions d’exercice de leurs fonctions ne cessent de se dégrader : transferts excessifs de compétences aux intercommunalités, perte d’autonomie financière, accumulation de normes encadrant leurs décisions et aggravant les coûts, obstacles parfois mis par l’administration à leurs projets.
Corrélativement, la disponibilité nécessaire pour assumer une fonction de plus en plus dévorante ne cesse de grandir. Pour les maires en activité professionnelle, les sacrifices que cet engagement de service implique sont de plus en plus lourds et ne sont pas spécifiquement compensés. Quand ils quittent leurs fonctions, ils ont souvent du mal à retrouver une vie professionnelle équivalente à celle qu’ils avaient.
Alors, quand s’ajoute l’insécurité, on peut comprendre qu’il y ait des vocations chancelantes : on ne devient pas maire – avec les contraintes qu’il faut accepter pour le service de la commune et de l’intercommunalité – pour subir tout cela et exposer sa famille.

Heureusement, la fonction de maire reste passionnante et le maire est généralement respecté par la population.
La relation change quand on est investi de la confiance de ses concitoyens et qu’on exerce une autorité en leur nom. Ne regardons pas que le côté négatif !

À ce jour, le Gouvernement fournit peu d’éléments factuels et de chiffres pour mesurer la réalité des agressions dont sont victimes les élus, comment combler ce manque ?

C’est un vrai problème. Nous demandons plus de transparence. C’est pourquoi avec le président de la commission des lois du Sénat, nous avons de nouveau écrit au Garde des Sceaux et au ministre de l’Intérieur pour qu’ils mettent à jour un « tableau de bord » des menaces, agressions et incivilités subies par les maires et leurs adjoints, afin de pouvoir suivre au plus près les évolutions et d’évaluer les premières mesures prises par le Gouvernement.
Il ne doit subsister aucune zone d’ombre dans ce domaine.

De votre expérience d’élu, depuis quand constatez-vous une augmentation des agressions à l’encontre des élus ?

C’est un phénomène dont on ne parlait pas il y a dix ans. Mais, alors que je vis dans un département très rural avec un faible taux de délinquance, je constate qu’il arrive aux maires ce qui arrive aussi aux policiers, aux gendarmes et même aux pompiers. Tous les témoignages convergent.
Les détenteurs d’une parcelle d’autorité sont de plus en plus pris pour cible par ceux à qui tout est dû et que rien n’inhibe plus. Ce n’est le fait que d’une petite minorité, mais elle suffit à altérer les conditions d’exercice du mandat. Dans cette ambiance, on traite parfois le maire comme un commis, on l’insulte quand il ne défère pas aux injonctions qu’on lui adresse. On oublie qu’il est avant tout un citoyen parmi les autres, qui est là pour gérer les affaires de la commune, et pas un prestataire de services dont on serait client.

Liez-vous la libération d’une parole violente de certains individus, à l’égard des élus, aux réseaux sociaux qui préservent un bien commode anonymat ?

C’est le civisme, le sens de l’intérêt collectif et l’éducation qui sont en cause. Cela donne la mesure d’une certaine désintégration de la société : montée de l’individualisme et du consumérisme, sentiment d’avoir un droit de tirage sur la société, intolérance à la frustration, impatience de voir toute exigence satisfaite aussitôt qu’elle est formulée, affaiblissement du sentiment d’appartenance à une collectivité envers laquelle existent des devoirs…

En août dernier, après de nouvelles agressions d’élus, vous avez écrit au Premier ministre pour l’alerter sur l’insécurité dans laquelle les élus exercent leur mandat, vous a-t-il répondu ?

J’ai apprécié que le Premier ministre ait répondu dès le 12 août à ma lettre du 6, témoignant ainsi de son respect pour la représentation nationale et pour les maires. Malheureusement, s’il a justifié dans sa réponse l’ensemble des mesures déjà prises et que nous avions d’ailleurs nous-mêmes pour la plupart suggérées et s’il a fait état des chiffres partiels dont il disposait à l’époque de sa lettre, il n’a pas souhaité aller plus loin et le plan d’action que nous recommandons a donc été remis à plus tard.

Télécharger l’interview de Philippe Bas, Sénateur de la Manche (50)